« Seules les apparences sont simples. »
R.A. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts (1949)
Le 26 août 1986, le philosophe et romancier toulousain, Raymond Abellio rendait son dernier souffle à l’hôpital Pasteur de Nice à l’approche de ses soixante-dix-neuf ans, dans le désintérêt général d’une veille de rentrée. Toutefois son éditeur, Gallimard, fit paraître peu après, dans la presse, des pavés publicitaires rappelant tous les titres qu’il avait publiés de lui depuis 1949.
Plus de trente ans après sa mort, qui aujourd’hui lit encore ses romans à caractère prophétique, qui se réfère à sa pensée de vaste ampleur ? Quelques membres de cercles ésotériques peut-être, prenant appui sur ses travaux sur la « nouvelle gnose », ainsi que sur la kabbale hébraïque, quelques passionnés de l’histoire de la gauche au cours des années trente, ou de la France sous l’occupation allemande – ses mémoires sont de ce point de vue un témoignage saisissant, nourri de portraits sur le vif, en une époque pleine d’ambiguïtés – quelques adeptes de la philosophie de Husserl dont il se revendique comme un des disciples le plus fidèle, en opposition à Jean-Paul Sartre et à bien d’autres qui bénéficient toujours de l’onction universitaire… Et pourtant quel destin, est-on tenté de dire à considérer le parcours exceptionnel du personnage né Georges Soulès en 1907 dans une famille modeste du faubourg des Minimes à Toulouse, diplômé de l’Ecole Polytechnique et des Ponts et Chaussées, homme politique aux côtés de Léon Blum, à vingt-neuf ans, prisonnier de guerre en 1940, proche des hommes au pouvoir sous l’occupation allemande, et enfin romancier-philosophe chez Gallimard à partir de 1951 ! Pourtant il y a toujours ce sentiment de méfiance lié à sa personne, au souvenir des deux années « du côté de Vichy », même s’il avait fait double jeu avec la Résistance, et pour l’application qu’il donne à la phénoménologie de Husserl, à contre-courant de ses contemporains, de même que pour son regard renouvelé sur l’Histoire du vingtième siècle dans laquelle il intègre la transcendance et son interprétation de la bible hébraïque dans ses plus secrets arcanes. Telle est l’originalité et la force de ce penseur qui a effectué une étonnante conversion au plus noir de ces années de guerre, d’ailleurs il faisait nuit lorsqu’il a échangé ses premiers mots sur le trottoir d’une rue parisienne avec l’homme qu’il considère comme son maître spirituel, tout comme avec la femme qui a réorienté sa vie, à ce moment-là…
Raymond Abellio a publié de 1947 jusqu’à la fin de sa vie, une œuvre complexe constituée de quatre romans à caractère autobiographique, différents essais d’ordre philosophique, deux traités portant sur la numérologie biblique et surtout trois tomes de mémoires qui sont à la fois un récit de vie et une réflexion sur notre temps : Dans un faubourg de Toulouse 1907-1927, soit l’évocation de sa jeunesse pittoresque et difficile, au cœur des Minimes, jusqu’à sa réussite au concours d’entrée à l’X, Les militants 1927-1939, qui est le récit de ses engagements politiques dans les années trente qui verront ses compétences personnelles mises au service du gouvernement de Léon Blum en tant que « technicien socialiste », enfin Sol invictus 1939-1949, qui est son témoignage des années de guerre comme officier de réserve puis comme prisonnier, huit mois, en Silésie, suivi du temps de l’occupation.
Etrange parcours qui le conduit à retrouver d’anciens membres de la S.F.I.O. convertis aux thèses national-socialistes tels Marcel Déat, Pierre Laval mais aussi différents collaborationnistes de haut vol qui au sein des structures politiques autorisées font appel à ses compétences pour lui confier des tâches d’encadrement. Il a trente-cinq ans alors et il travaille comme ingénieur de l’Equipement à Versailles.
En 1943, deux rencontres presque simultanées vont apporter dans sa vie un bouleversement complet au plan affectif et moral, Jane, une femme lumineuse qui devient sa maîtresse et un homme énigmatique, Pierre de Combas, qui prétend être « nombre témoin » au même titre que les plus grands acteurs en ces temps de troubles. Cette métanoïa va mettre un terme définitif à son idéalisme en politique. Cependant, pour le jeune politicien, les engagements publics qu’il a eus sont une épée de Damoclès au-dessus de sa personne, même si dans le même temps il apporte son soutien à la Résistance par des actions de tuyautage. A l’heure de la Libération, il lui faut se protéger des représailles à bon compte et opter pour la clandestinité la plus rigoureuse, avant d’aller trouver refuge en Suisse romande en 1947. De cette époque date la seconde naissance de Georges Soulès, qui devient Raymond Abellio, mystérieux auteur d’une pièce de théâtre jouée à Paris en 1945 sur les cathares, Montségur (1) et d’un roman couronné par le prix Sainte-Beuve, Heureux les pacifiques, 1947 (2) !
Après quatre ans d’exil et de difficultés matérielles il décide de rentrer en France, acceptant de se soumettre au jugement du tribunal militaire de Paris, lequel prononce sa réhabilitation en 1952. Dès lors éloigné de toute implication politique jusqu’à la moindre participation électorale qui lui semble procéder de l’illusion démocratique, il va mener une carrière d’ingénieur-conseil, consacrant son temps libre à l’écriture et la promotion d’une œuvre hors toute catégorie.
Dessin de l’auteur
Il importe de lire les mémoires qu’il nous livre pour découvrir le témoignage d’un homme qui a vécu toute sa jeunesse dans le midi de la France, pendant la première Guerre Mondiale, Dans un faubourg de Toulouse (3), qui a connu l’arrivée au pouvoir du Front Populaire, Les militants (4), les grandes grèves, la guerre d’Espagne, la débâcle de 1940, la vie quotidienne dans un stalag, puis celle, toute en contraste, du Paris sous l’Occupation, et qui a fréquenté les figures inattendues de ces années tragiques : Jules Moch, Marceau Pivert, Simone Weil, Léon Blum, Marcel Déat, Eugène Deloncle, Eugène Schueller, Pierre Laval, Louis Vallon…, Sol invictus (5). Abellio nous conduit à réfléchir sur la manière dont ses contemporains du siècle dernier, hommes du peuple ou de pouvoir, accueillaient avec passion ou gravité les événements qu’ils vivaient à leur corps défendant, de toute évidence, avec pour seule boussole le désir de survivre.
Les pages que nous lisons ne sont pas seulement, pour notre auteur, le récit d’une succession d’épreuves personnelles, mais aussi une réflexion aiguë sur l’Histoire vécue en direct au contact de ceux qui la faisaient. Plongeant dans le passé encore chaud des guerres récentes comme celle de 1870 connue par son grand-père ou plus lointaines comme la croisade contre les albigeois, Raymond Abellio nous restitue avec des mots ardents les blessures inscrites dans le souvenir des gens du Sud. « J’ai voulu voir dans ma mère, sept cents ans après les massacres ariégeois, la survivance d’un esprit cathare bien antérieur à cette histoire… J’ai cherché et trouvé dans ma mère le reste précieux et caché que les pires abominations historiques ne peuvent détruire. » (6) Aux yeux d’Abellio, la grandeur du catharisme se révèle dans l’accomplissement de leur tragédie. « Tout le sens métapolitique de la croisade contre les Albigeois ressort du fait qu’à l’issue du siège de Montségur, en 1244, les hommes d’armes languedociens qui avaient défendu la forteresse purent en sortir librement, avec leurs armes, tandis que les deux cents cathares qui s’y étaient enfermés avec eux furent aussitôt brûlés vifs, tous ensemble, dans une prairie au pied du château. » (7) De sorte que la persécution des cathares avec ses bûchers et ses ignominies impunies, tout au long du XIIIème siècle préfigure une autre guerre, la guerre contre l’Esprit que la barbarie nazie, sans en avoir probablement conscience, reproduira à l’encontre des juifs. « Dans le cas de l’Occitanie comme celui du peuple juif, une gnose était en jeu… » (8). Gnose, le grand mot est lâché !
Cette notion va permettre à Raymond Abellio de cristalliser toute sa pensée, offrant sous ce terme la possibilité d’une lecture renouvelée de notre Histoire. Trois titres de ses livres en font usage, Politique et gnose, 1966, réédité en 1987 (9), Approches de la nouvelle gnose, 1981 (10), Manifeste de la nouvelle gnose, 1989 (11). Mais c’est un postulat plus universaliste encore qui, dès les années cinquante, va fournir une meilleure approche concernant l’équilibre des forces en jeu dans nos vies comme dans l’univers, le schéma de la Structure Absolue, 1965 (12). Il est curieux de noter que l’ouvrage qui porte ce titre est édité dans la collection Bibliothèque des idées de Gallimard, là-même où quelques vingt ans plus tôt, Jean-Paul Sartre publiait L’Etre et le néant (1943), qui en dépit d’une filiation commune revendiquée avec la phénoménologie de Husserl, se positionne sur un axe complètement à l’opposé. Raymond Abellio, disciple de cette pensée, se montre impitoyable à l’égard des intellectuels contemporains à la mode, qui font la vitrine des librairies. « La philosophie n’aura jamais été qu’un assemblage de mots abstraits au sens imprécis… La vraie pensée fructifie. Celle-là se dessèche sur place. Il en résulte… une minéralisation progressive du cerveau… La philosophie ? Une illusion. Bien pis un encrassement. » (13)
Le travail du romancier, à l’inverse, présente à ses yeux le grand avantage de produire du vivant à l’aide des personnages qu’il met en scène, sinon d’aider à retrouver le sens des événements qui nous atteignent. Heureux les pacifiques, le premier roman d’Abellio, s’inscrit dans les années trente et dépeint avec justesse une époque agitée par les manifestations sanglantes de 1934, la victoire du Front Populaire et la guerre d’Espagne. Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts, 1949 (14) suivi de deux autres livres, La fosse de Babel, 1962 (15), et Visages immobiles, 1983 (16), constituent une trilogie où le narrateur, double de lui-même, porte de 1945 à 1977 un regard désabusé sur la course du monde où prédominent trois forces supérieures : l’idéal métaphysique, le sexe, l’aspiration à la Beauté.
Tombe de Georges Soulès (Raymond Abellio) au cimetière d’Auteuil
J’ai eu un entretien de deux heures avec Raymond Abellio le 27 août 1979 dans la chambre d’une maison de convalescence, en région parisienne, qu’il occupait des suites d’une attaque cardiaque. Ses livres avaient capturé mon attention lors d’une émission de télévision qui lui avait été spécialement consacrée, deux ans plus tôt. Sur une chaise à droite de son chevet, et à portée de main, une pile de vingt centimètres de documents, sous couverture cartonnée. Ce sont là, me dit-il, le manuscrit du dernier tome de ses mémoires, en attente de signature avec l’éditeur et celui, inachevé, du troisième volet de sa trilogie romanesque, pour lequel je lui demandais des nouvelles. Cependant il n’avait pas emporté avec lui de stylo. Je lui offris la pointe-Bic que j’avais sur moi. Nous parlâmes de l’entretien que J.P. Sartre avait donné en juin dernier dans la revue Oblique dans lequel ce dernier, selon lui, reniait le principe-même de sa pensée. Au moment de se quitter il me serra la main avec chaleur, non sans ajouter cette parole que son maître à penser et l’un de ses doubles romanesques avaient déjà prononcée : « Lorsque je mourrai, vous verrez, il se passera de grandes choses ! » Faut-il voir dans cette prophétie les événements qui se produisirent en France durant les trois premières semaines de septembre 1986, donnant le sentiment de vivre un cauchemar national : les attentats à répétition du hezbollah à Paris en représailles du soutien de la France aux fractions chrétienne du Liban, et les incendies de pinèdes, incontrôlables, tout autour de la ville de Nice, là-même où il avait vécu ses dernier jours ?
- (1) Montségur, Editions l’Age d’Homme, 1982
- (2) Heureux les pacifiques, Le Portulan, 1946
- (3) Dans un Faubourg de Toulouse, Gallimard, 1971
- (4) Les militants, Gallimard, 1975
- (5) Sol Invictus, éditions Ramsay, 1980
- (6) Dans un faubourg de Toulouse, page 91
- (7) Sol Invictus, page 116
- (8) Sol Invictus, page 178
- (9) Politique et Gnose, Belfond, réédité en 1987
- (10) Approches de la nouvelle gnose, Gallimard 1981
- (11) Manifeste de la nouvelle gnose, Gallimard 1989
- (12) La structure Absolue, Gallimard 1965
- (13) Visages immobiles, page 406
- (14) Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts, Gallimard, 1949
- (15) La Fosse de Babel, Gallimard, 1962
- (16) Visages immobiles, Gallimard, 1985
L’ARARE, Association Raymond Abellio de Recherches et d’Etudes assure la promotion de l’œuvre et de la pensée de Raymond Abellio.
Elle organise annuellement les Rencontres Raymond Abellio, rencontres thématiques qui permettent d’explorer la pensée riche et complexe de Raymond Abellio et son influence. Les prochaines rencontres se tiendront à Toulouse début septembre.
Vous pourrez trouver de nombreuses informations sur le site de l’ARARE :
https://rencontres-abellio.net/
Source : La Lettre du Crocodile