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Adriana Langer maîtrise l’art si délicat de la nouvelle. Il s’agit de son quatrième recueil de nouvelles par lesquelles elle cherche une fois de plus à nous surprendre pour mieux apprendre sur nous-mêmes et le monde.

L’attention à ce qui se présente ou, au contraire, ne s’est pas présenté, constitue la trame des intrigues dans lesquelles nous plonge Adriana Langer. Elle ne cesse de nous rappeler que la fragilité de l’instant, masquée par nos discours d’auto-promotion permanente, devrait être la source de notre intensité de vie si nous acceptions de sortir de la torpeur dans laquelle nous nous complaisons, torpeur qui prend la forme d’une narration de nous-mêmes.

De manière subtile, elle interroge la réalité, ou les réalités, celle qui se donne et celles qui nous échappent. Elle traque la limite fluctuante, voire illusoire, entre rêve et réalité.

« Une fois, au cours même de son déroulement, j’ai compris qu’il s’agissait d’un film et d’un rêve à la fois, alors je m’en suis donné à cœur joie : je disais tout et n’importe quoi, j’embrassais et caressais les hommes qui me plaisaient, je me mettais à rire aux éclats au milieu d’un repas ou d’un discours solennel. Et il ne se passait rien. Absolument rien. Je pouvais faire ce que je voulais, le film continuait comme si je n’existais pas. Alors, je comprenais : j’étais en dehors du film, dont l’action était en effet déterminée, j’en avais été écartée, exclue. Cette apparente liberté qui m’avait tant amusée était mauvais signe : je ne faisais pas partie du film, et je ne pouvais pas intervenir. Contrairement à mon impression initiale, c’était moi le personnage fantomatique, non ceux qui m’entouraient. »

Cette narration de nous-mêmes qui nous sépare de l’autre n’empêche toutefois pas l’intimité, parfois la fusion, avec cet autre que l’on cherche à maintenir à distance, qu’il soit malade, en situation de handicap moteur, psychique, cognitif ou autre, qu’il soit cadavre ajourné ou déjà établi. Tout ce qui arrive à l’autre finit par nous concerner. Cet autre, c’est nous-même. 

« Avant même de l’avoir effleuré, alors que j’approchais du canapé où il se trouvait immobile, les yeux fixés sur moi, il me semblait déjà sentir son corps contre le mien. De tout mon long je me suis collée à lui, je l’attirais à moi, sa poitrine souffrante et ses côtes saillantes contre mes seins arrondis, son bassin fatigué contre mes hanches féminines soudain enflammées, mes bras autour de lui – lui si maigre que chacune de mes mains atteignait, étonnée, mon coude opposé. Je voulais le protéger, maternelle ; l’absorber, amante ; l’aimer, sœur, amie.

Il n’est pas mort dans mon étreinte. »

La constellation des micro-impressions, conscientes et inconscientes, souvent inconscientes mais néanmoins prégnantes, qui nous constituent comme personne soucieuse de contrôler sa propre vie, est ici observée, scrutée, révélée. 

Naître, vivre, vieillir, mourir, quoi de plus banal ? Et pourtant, chaque instant peut nous enseigner.

« Il bavarde et rit avec les autres convives pendant le dîner, et c’est indéniablement agréable. Mais, se dit-il en se réveillant au milieu de la nuit pour uriner, nos rires ne sont-ils pas, à l’instar des rires trop bruyants des tables voisines, simplement fonction de l’alcoolémie ? A ces moments, avant de se rendormir, sobre et la conscience étrangement alerte, il remarque que la douleur morale de la dépression, qu’il sentait comme un poing constamment crispé dans sa poitrine, se desserre peu à peu – tel un deuil d’abord omniprésent, qui insensiblement s’efface. Il perçoit ceci de l’intérieur mais aussi, désormais, avec un œil plus clinique- ce qui aurait été impossible il y a quelques semaines, il le sait. Parfois, lorsqu’à la place de la crispation connue se substitue une sorte de vide, neutre, incolore, il regrette presque la force de sa douleur – plénitude négative certes, mais plénitude. Il comprend alors qu’il est en train de guérir, mais que c’est lent. »

La littérature a toujours précédé et dépassé, en lucidité et en intensité, les sciences et les psychologies. Elle dit avec beaucoup plus de force et de justesse car elle ne sépare pas l’objet et son concept.

Dans un monde de non-dit, notamment médical et social, le livre d’Adriana Langer restaure l’espace de la rencontre avec autrui et donc avec soi.

Source : La Lettre du Crocodile

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