« L’Âme du monde » est une constante de nombre de traditions même si son insaisissabilité, qui caractérise sa présence, rend impossible une définition rationnelle de sa nature et de sa fonction. Le choix du dialogue entre deux penseurs essentiels pour éveiller à cette présence oubliée de la modernité mais pas encore perdue se révèle judicieux. Dans la rencontre des mots, dans les non-dits, dans les paradoxes, dans les temps de poésie, l’empreinte devient plus évidente. La non-dualité perce les voiles de la dualité.
La première partie présente quelques figures de l’Âme du monde : l’anima mundi des Grecs, notamment Platon et Plotin, l’Âme universelle, nafs al-kulliyya, de la philosophie visionnaire islamiste et l’Âme du monde dans le romantisme. Michel Cazenave et Mohammed Taleb soulignent la difficulté de traiter par le langage de ce qui échappe au langage.
Plutôt qu’un concept, l’Âme du monde est « une réalité vivante, une réelle figure vivifiante, profondeur irréductible de notre univers. Elle est une vérité mythopoïétique bien plus réelle, surréelle donc !, que le prosaïsme de notre présent aliéné. » suggère Mohammed Taleb insistant sur son universalité et sa transculturalité en même temps que sa capacité à emprunter tous les habits culturels possibles. Mythes et symboles constituent ainsi un langage intuitif mieux à même de donner le pressentiment ou le sentiment de l’âme du monde.
La deuxième partie traite des rapports entre anima mundi et unus mundus et pose la question de la synchronicité de C.G. Jung à D. Bohm en passant par Whitehead. Michel Cazenave propose un essai de définition de l’unus mundus : Il s’agit d’un plan de réalité unitaire, potentielle par rapport à notre monde empirique qui en est la manifestation, l’expression. Transcendantal à l’expérience, l’unus mundus est consubstantiel à l’âme, et il est vrai que ce plan a été identifié à l’Âme du monde. Si Jean Scot Erigène a forgé la formule, elle sera réutilisée par les alchimistes.
C’est d’ailleurs en se basant sur la pensée des alchimistes, en particulier sur celle de Gerherd Dorn, le grand élève de Paracelse, que l’une des principales collaboratrices de Carl Gustav Jung, l’Autrichienne Marie-Louise von Franz, a produit une très intéressante réflexion sur l’unus mundus. Elle fait ressortir que « l’idée d’un unus mundus est une variation du concept d’inconscient collectif. » S’il est le monde de l’imagination au sens métaphysique du terme, c’est-à-dire non pas la production subjective de notre imaginaire, mais l’Âme du monde elle-même, l’unus mundus, est également le modèle de l’univers physique et sensible dans lequel nous nous déployons.»
Michel Cazenave insiste sur la distinction entre potentialité et actualité et sur le caractère réel du potentiel qui permet de mieux saisir le principe acausal et atemporel de synchronicité. Une nouvelle distinction se fait nécessaire, entre chronos, le temps linéaire, aïon, le temps cyclique ou éternité et kairos, « le moment « adéquat, qui est justement le temps de la synchronicité, « le moment où l’irreprésentable surgit ».
La troisième partie de l’ouvrage aborde les multiples dimensions de la crise écologique planétaire et appelle à une réconciliation qui passe par la restauration d’un lien conscient avec l’Âme du monde. Pour Mohammed Taleb, l’écopsychologie est « la grande école de l’Âme du monde de ces dernières années » fruit de divers courants comme la psychologie des profondeurs de Jung, l’anthropologie de l’imaginaire de Gilbert Durand, l’écoformation, l’alphabétisation écologique.
L’enjeu n’est ni comportemental ni personnel mais relève d’une individuation cosmique. « C’est, précise Mohammed Taleb, l’Âme du monde qui est en nous qu’il faut amener à la conscience, et non pas seulement nos histoires personnelles refoulées. Dans cette dynamique de sens, le chemin va de l’humain vers la Nature vivante, le cosmos animé. » Un corps, inscrit avec intensité dans la physique de la Nature, une âme qui laisse place aux « images de la Nature vivante » et un « intellect imaginatif » sont les agents opératifs de ce processus d’intériorisation de la Nature.
Ce livre, qui n’exclue pas des éléments plus personnels apportés par Michel Cazenave et Mohammed Taleb, développe une vision inclusive qui rompt avec la tendance pathologique au morcellement des cultures contemporaines. L’éloge de l’Âme du monde conduit à un silence salutaire dans lequel l’être peut enfin prendre toute sa place.