Gérard Huber est psychanalyste, spécialiste de la bio-éthique. Auteurs de plusieurs livres dont L'Égypte ancienne dans la psychanalyse, il signe cette fois un livre passionnant, subversif et donc tout à fait intéressant. Ce livre dérange tant les pontes de la psychanalyse que ceux de l'égyptologie. Silence assourdissant et révélateur d'une incapacité, depuis longtemps identifiée, à se dégager de la doctrine.
Nous savions déjà que Freud n'avait pas "inventé" le complexe d'Ædipe. Bien des traditions proposent dans leurs mythes les ingrédients que nous retrouvons, souvent dénaturés, dans la psychanalyse. Gérard Huber revient sur un sujet tabou dans le monde psychanalytique, celui des influences égyptiennes et finalement de la propre problématique de Freud. En couchant le pharaon Akhenaton sur le divan, c'est Freud lui-même que Gérard Huber prend en analyse mais, en croisant la psychanalyse, l'égyptologie et la science biblique, Gérard Huber oblige aussi le lecteur à s'interroger tant sur le domaine psychologique que sur le domaine traditionnel.
Freud se passionna pour l'Égypte. Il considérait qu'Akhenaton avait été un précurseur en instaurant pour la première fois une religion du Dieu Unique. A la mort d'Akhenaton, le clergé d'Amon revient au pouvoir et les adeptes du monothéisme d'Akhenaton sont marginalisés voir persécutés. Un dignitaire égyptien, Moïse, proche de Pharaon refuse cette situation, rassemble les tribus sémitiques, et quitte l'Égypte. Ce peuple juif finira par assassiner Moïse. Cet assassinat sera à l'origine du messianisme juif et appellera un nouveau prophète, un réparateur, le Moïse hébreu. Voici très résumé, le scénario que Freud propose dans L'Homme Moïse, livre que les psychanalystes vont mettre aux oubliettes, jusqu'à Lacan. Mais bien peu osèrent aller au bout de la comparaison, esquissée par Freud, entre Akhenaton et Ædipe. Cette question du jeu entre psychanalyse, judaïsme et culte d'Aton devait déjà diviser profondément Freud, Jung et Karl Abraham, l'un des disciples préférés de Freud. Elle n'a rien perdu de sa dangerosité pour les certitudes.
Pour Gérard Huber, "L'Homme Moïse est le nécessaire aboutissement de l'itinéraire intellectuel et affectif d'un Juif, qui, enfant (il a neuf ans et demi), commence par rêver qu'il est pharaon, puis adulte, réalise en partie ce désir, en démontrant l'origine égyptienne du judaïsme. Il refuse d'accomplir ce désir jusqu'au bout et de fonder une nouvelle religion, du fait qu'il a découvert l'Inconscient et jeté les bases d'une nouvelle science : la psychanalyse."
Et il est vrai que la psychanalyse apparaît souvent comme une religion pessimiste inachevée, qui du fait de son incapacité à aller au bout d'elle-même deviendra nettement anti-traditionnelle et l'outil principal du désenchantement du monde.
Gérard Huber met en garde le lecteur. Il ne veut en aucun cas se préoccuper de tradition, ni par des commentaires encore moins par des propositions de remaniement, il veut mettre au jour un "complexe d'Akhenaton" qui serait "la figure historique de ce que Freud a appelé le "complexe d'Ædipe"". Son livre obéit à une construction précise qu'il présente en ces termes :
"Les limites de ce livre étant clairement définies, j'en présente la composition : quatre tableaux reconstituent les étapes de l'enracinement de la psychanalyse dans ses origines égyptiennes : la description du cauchemar pharaonique de Sigismund Freud, comment Freud devient le Champollion de l'âme, Freud / Moïse dans son cabinet de consultation égyptien, comment Akhenaton arrive sur le devant de la scène ; le cinquième aborde la question des effets d'après-coup que le transfert de Freud sur "l'Égyptien" a produit. Ces effets à retardement supposent que, de la même manière que Freud s'est situé dans le désir d'Akhenaton, à la fin de sa vie, de nombreux auteurs ont trouvé matière à se situer, à leur tour, dans le désir de Freud, lorsqu'ils se sont mis à parler d'Akhenaton et de Moïse.
Le premier tableau décrit le déterminisme infantile qui s'établit inconsciemment en 1859 (date du départ de Freud de sa ville natale Freiberg) pour devenir conscient en 1878 (date du changement de son prénom Sigismund en Sigmund).
Le deuxième relate l'exploration adulte de ce déterminisme qui, sous le coup d'un certain nombre d'événements (comme son installation en 1886, le don de la Bible des Philippson par Jacob à son fils en 1891), s'ouvre sur un nouveau champ de connaissance commencé par l'élaboration de l'Interprétation des rêves, en 1900, et clos par la publication d'Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci en 1909.
Le troisième raconte la demeure égyptienne qu'est devenu le cabinet de consultation de Freud où le travail de création d'un Moïse non-biblique prend tout son sens.
Le quatrième explique comment le fait d'avoir couché l'Égyptien sur son divan conduit Freud à s'allonger sur le divan imaginaire d'Akhenaton.
Le cinquième fait surgir les pistes du "roman historique" d'Akhenaton et de Moïse."
Ce livre est passionnant disions-nous, non parce qu'il apporte des réponses, mais parce qu'il propose un nouveau paradigme à la psychanalyse. Gérard Huber ne manque pas de courage, il en faut pour dévoiler le miroir égyptien face à une psychanalyse qui se complaît dans les propositions auto-validantes. Pour les traditionistes, et surtout pour ceux qui connaissent la spécificité du culte amonien, ils trouveront dans ces pages une raison supplémentaire de se méfier de la psychanalyse, discipline fascinante mais qui n'éveille pas.
A lire donc.