Bernardo Kastrup prétend nous offrir « la seule métaphysique possible du XXIe siècle », c’est oublier un peu vite les grandes métaphysiques non-duelles qui traversent les siècles en restant tout aussi actuelles, c’est oublier aussi la force de la littérature qui sait se faire métaphysique et anticiper les grands mouvements de la pensée. Au-delà de cette prétention tapageuse, le propos très construit de Bernardo Kastrup contre le matérialisme ou le physicalisme encore trop aux manettes de la recherche scientifique et de ses applications, est salutaire. Il n’est pas le seul chercheur ou penseur à s’attaquer au monolithe matérialiste mais il propose un regard global, inquisiteur et très synthétique à la croisée des neurosciences, de la physique quantique, de la cosmologie, de la philosophie, de la psychologie et d’autres disciplines, qu’il nomme l’idéalisme analytique.
« Ainsi, dit-il, l’idéalisme analytique englobe le réalisme (c’est-à-dire le fait qu’il existe un monde extérieur, indépendant de notre esprit individuel, de notre observation, de notre volition, de nos fantasmes, de nos préférences, de nos rituels, etc.), le naturalisme (c’est-à-dire que les phénomènes du monde extérieur se déroulent spontanément, selon les dispositions inhérentes à la nature, et non selon l’intervention extérieure d’une divinité hors de la nature), le rationalisme (la raison humaine peut reconnaître et modéliser les régularités du comportement de la nature) et le réductionnisme (les phénomènes complexes peuvent être expliqués en termes de phénomènes plus simples).
Cependant, l’idéalisme analytique en déduit que le monde extérieur est du même type ontique ou de la même essence que nos esprits individuels. »
Conscient des limites de la science comme de la philosophie, Bernardo Kastrup veut corriger les erreurs métaphysiques du physicalisme. Ce livre-ci, qui vulgarise ses travaux précédents très élaborés, principalement à destination de la communauté scientifique, s’adresse à chacun de nous.
Il observe tout d’abord nos perceptions sensorielles pour mettre en évidence les erreurs du physicalisme : « le physicaliste confond la perception avec la chose perçue » ou « le physicaliste postule que les nombres avec lesquels nous décrivons le monde perçu sont l’aspect fondamental de la réalité ; la couche basique et irréductible la plus solide de la nature ». Il attire notre attention sur les enjeux politiques, sociologiques, psychologiques qui ont constitué le physicalisme comme pouvoir, figé dans une vision temporelle et historique linéaire, dont la principale préoccupation est de se répliquer lui-même.
Pour Bernardo Kastrup, « il n’y a que de la mentalisation dans la nature ». La matière, y compris le corps, est « une représentation mentale d’états mentaux ». Sa démarche questionne, par exemple, les notions de frontières, notamment cognitives, les oppositions classiques comme l’interne et l’externe, le sujet de la preuve, l’emboîtement artificiel, mais aussi efficace, des modélisations, le sens des dissociations, et modifie notre rapport à la réalité de la réalité.
« En un certain sens, par conséquent, dit-il, nous sommes des « espions de Dieu ». Nous sommes dans une position unique, après l’accomplissement inimaginable de quatre milliards d’années d’évolution, pour contempler la nature depuis un point de vue auquel elle n’a pas accès autrement. D’innombrables êtres conscients ont vécu et sont morts au cours d’innombrables éons, pour que nous puissions être là aujourd’hui à réfléchir aux questions le plus profondes de l’existence. »
Avec ce livre, apprenons donc à mieux « espionner ».
Source : La Lettre du Crocodile