Le chant du singulier de Stephen Jourdain, Editions L’Originel – Charles Antoni.
Charles Antoni poursuit l’édition des écrits ou contributions diverses de Stephen Jourdain.
Le livre rend compte de conférences et d’échanges conduits par Stephen Jourdain. Il est construit à partir de notes prises sur une oralité vivante. Il convient de s’en souvenir à la lecture du livre car la pensée de Stephen Jourdain, va et vient, s’interroge et se désaffirme continuellement afin de permettre la fulgurance qui jaillit alors telle une évidence au milieu de la confusion apparente.
Au fil des pages, une cohérence extrême se dégage, extrême et extrémiste parfois, Stephen Jourdain n’hésitant pas à mettre violemment à terre les préjugés, à pousser dans le vide la conscience qui tergiverse, à étouffer pour contraindre à une prise d’air spontanée.
Il va tout d’abord s’employer à distinguer ce qui irréel de ce qui est réel, relativement peut-être, « ce qui émane de nous personnellement » de « ce qui émane de nous impersonnellement ». Il cherche à éliminer radicalement le concept, l’impression tout en se gardant du langage en permanence. Utiliser le mot en alertant sur son usage de manière permanente ne rend pas le propos simple mais le rend exact, sans pour autant qu’il soit vrai. C’est sans doute ce trait de la démarche de Stephen Jourdain qui le rend si singulier. Son propos ne diffère en rien des grands penseurs traditionnels, mais il refuse absolument que l’auditeur ou le lecteur puisse s’y raccrocher ne serait-ce qu’un instant. Pas de pose possible jusqu’à l’accomplissement qui, finalement, n’en est pas un.
Ainsi, il s’attaque à des confusions courantes comme celle qui identifie l’altérité à l’extériorité ou la différence à la séparation. Ce type d’erreurs maintient dans un rapport perverti aux antinomies et ruine l’inclusivité et l’universalisation :
« C’est une universalisation de ma conscience au sens strict, puisque je deviens l’univers, je remets l’univers dans le dedans, et le remettant dans le dedans, je vais remettre le vrai univers dans le dedans, je ne vais pas remettre dans le dedans le faux univers, (c’est-à-dire tout ce que je prétendais savoir, mes certitudes intellectuelles et philosophiques à propos de l’univers, ça ne sert ni du dehors, ni du dedans, ça n’a jamais existé, c’est rien).
Il est vrai aussi qu’un homme qui accède à ce genre de discrimination (cette discrimination dans un premier temps est intellectuelle, on la comprend, on comprend qu’il y a un phénomène d’induction, on peut se poser des questions mais ça reste intellectuel) si tout d’un coup on arrive à se confronter dans une expérience vivante, avec cette évidence (qui jusqu’alors n’était qu’intellectuelle), ça devient un objet d’expérience. A ce moment-là, l’effet d’allégement va être immense, on S’EVEILLE, (au sens que je prête au mot Eveil), ON S’EVEILLE INSTANTANEMENT. Il est vrai aussi qu’à cet instant précis, qu’est-ce que je découvre au fond de moi-même ?
Moi, c’est infiniment personnel, l’infiniment créaturiel et l’infiniment singulier (et il ne s’agit surtout pas de faire le procès du singulier, ce serait une aberration) moi, c’est l’infiniment singulier.
Mais il y a cette remarque, (…) c’est que dès l’instant où j’atteins la part la plus singulière de ce que je suis, (où je me moi-ifie de façon absolue, où je débouche sur la singularité) j’atteins l’universalité, c’est un mystère énorme ! La seule porte de l’universalité, c’est la singularité. »
Stephen Jourdain note la tendance de l’esprit à l’auto-symbolisation. Si les identifications grossières sont faciles à repérer, les identifications nées de cette capacité à l’auto-symbolisation, qui nous fait prendre appui et rejeter l’a-causalité, sont subtiles. Il nous est difficile de nous en affranchir et de rompre la chaîne infinie des auto-engendrements.
« C’est vrai de l’attention, l’attention est immatérielle, ça participe du miracle de l’esprit, et c’est bien dommage que nous prenions le masque de l’attention pour l’attention, parce que là nous serions de plein pied avec l’esprit et le miracle de l’esprit se révèlerait à nous immédiatement et le miracle de la conscience se dévoilerait à nous immédiatement et nous serions. Ce qui peut apparaître comme une petite erreur et compréhensible (petite négligence) : prendre la mimique de l’attention pour l’attention, les conséquences sont énormes. »
C’est le jeu éminemment subtil de la conscience, notamment dans son autoréflexivité, que dissèque Stephen Jourdain jusqu’à la dissolution du penseur.
« L’éveil nous échappe, prenons cette pensée-là. Lorsque nous produisons cette pensée dans le sein de notre esprit, nous avons conscience de cette pensée en tant que pensée et nous serions assez d’accord pour considérer que ce n’est rien du tout, c’est juste une extension de ce que nous sommes véritablement, ça n’a pas de réalité propre à nous opposer, on serait assez d’accord pour dire ça.
Oui, mais cette pensée, l’éveil nous échappe, désigne à l’extérieur d’elle-même, non pas de la pensée, mais de la non-pensée et de la réalité : l’Eveil existe et l’Eveil en soi, et l’échec en soi…
Cette pensée concernant l’Eveil, (l’Eveil est difficile), est appréciée comme pensée, mais renvoie à l’extérieur d’elle-même à ce qui nous apparaît, comme étant fondamentalement de la non-pensée, et de la réalité, c’est-à-dire à de l’Eveil, à de l’échec, il y a de l’Eveil, il y a de l’échec.
La pensée que nous formons (et que non sans vertu, nous reconnaissons dans sa nature) ce qu’elle désigne à l’extérieur d’elle-même, c’est de la pensée aussi. C’est-à-dire que la pensée en vérité n’a jamais rencontré qu’elle-même et dès l’instant où ceci est compris, la pensée, (selon la merveilleuse expression de Godel), brûle ses ailes, elle s’évanouit. »
Stephen Jourdain parle parfois d’auscultation pour approcher le sans-règle et l’Eveil, cette évidence qui se nie elle-même. Il convient de s’ouvrir à une infinité de contradictions, de confusions, de paradoxes, de laisser la pensée s’effondrer et rendre libre la place en abandonnant toute forme de choix.