Après l’édition d’un superbe recueil de textes poétiques de Clark Ashton Smith (1893 – 1961), Les éditions L’œil du Sphinx nous propose un essai très intéressant sur l’œuvre de cet auteur aussi talentueux que méconnu de ce côté-ci de l’Atlantique sauf peut-être pour ses nouvelles fantastiques.
David Dunais part à la recherche de la nature de ce qu’il appelle « la stupéfiante Beauté » qui imprègne la poésie de Clark Ashton Smith. Pour cela, il a choisi d’étudier deux œuvres littéraires marquantes de C. A. Smith, The Hashish-Eater, or the Apcalypse of Evil, oublié en 1920, et la traduction qu’il fera d’une sélection de poèmes de Charles Baudelaire. L’approche est double. Tout en replaçant l’œuvre dans son temps, David Dunais étudie la prosodie du long poème du Mangeur de Hashish de C. A. Smith pour elle-même puis dans la perspective d’un héritage romantique, sachant que Baudelaire a lui-même écrit un Poème du Hashish.
David Dunais observe l’influence d’auteurs français sur la conception de l’étrange de C. A. Smith dont Théophile Gautier, Mallarmé, Huysmans… à la croisée peut-être du romantisme, des Décadents et des Symbolistes, avec la prudence nécessaire dans ce genre d’exercice.
Il note dans la carrière esthétique de C. A. Smith un art de l’incantation, une saturation romantique, une intuition remarquable de l’étrange comme « fondamentalement étranger », « radicalement autre », « dans les confins de l’Imagination ». Il distingue une polarité, voire une opposition entre un réel que C. A. Smith abhorre et une Imagination qu’il exalte. « Le sens extrême de la Beauté chez Smith », « son raffinement », « sa subtilité », « son amplitude », son exigence, précise-t-il, ne s’adressent pas à tous les lecteurs. Cette Beauté hermétique est réservée à un lectorat de l’étrange nécessairement réduit :
« Il y a, confie David Dunais, une obsession du Néant et de la néantisation chez Smith, un fort désir d’absolue désintégration du moi. Ne parvenant pas à trouver sa place dans un réel insatisfaisant, il faut soit disparaître, soit abolir les limites du « moi » par l’imagination. Smith observe que « le récit d’horreur exprime un désir – peut-être un besoin spirituel profond – de transcender les limitations communes du temps, de l’espace et de la matière ». Besoin spirituel profond ou angoisse profonde ? L’incapacité à prendre sa place dans le réel doit engendrer un sentiment d’incomplétude, d’incapacité à s’incarner dans le réel, sentiment qui s’auto-alimente, et qui doit également prendre source dans une angoisse particulière. (…) je suis convaincu que l’Art et l’Etrange sont, pour Smith en particulier, une forme de rédemption, de réalisation personnelle, voire de thérapie. Il se pourrait qu’il soit furieux s’il pouvait me lire, lui qui abhorrait le nombrilisme de la psychologie. Je ne peux m’empêcher de croire que l’écriture poétique d’abord, puis l’Art et l’Etrange sont, pour Smith plus qu’un mode de vie, mais un mode de survie, que l’Etrange lui-même permet à Smith de mettre en scène et à distance sa propre étrangeté. »
C. A. Smith donne naissance, afin de porter cette Beauté de l’Etrange et cette étrangeté de la beauté, à une « exo-langue », à la fois singulière, poétique, et accessible, non par la raison, mais par l’imagination. Dans une lettre adressée à H.P. Lovevraft, C. A. Smith parle de « magie noire verbale », faisant appel à l’usage « de prose rythmée, de métaphores, de comparaison, de sonorités, de contrepoint et autres ressources stylistiques, comme une sorte d’Incantation » afin d’amener le lecteur à « accepter une impossibilité, ou une série d’impossibilités ». C. A. Smith procède à des accumulations renversantes, fait appel à des mots rares « chargés d’implication sinistres, en particulier par leur étymologie ».
Le style de C. A. Smith porte les structures narratives vers le tragique à travers des chemins serpentins, évidents par leur imprévisibilité paradoxale.
Extrait de Le mangeur de haschisch ou l’apocalypse du mal :
Il est
Une Chose qui se tapit, loin dans les mondes et les ans,
Aux cornes qu’un démon affûte avec un son grinçant
Dont il voudrait fêler la sphère de cristal,
Ou ruiner les donjons du temps.
Tout est sombre pendant des ères,
Et de mon cœur sonnant le glas la clameur cesse
Lorsque les griffes de la mort
Rigides et tendues, hermétiques l’enserrent.
Alors,
Dans une flamme énorme aux millions d’éclairs
Les astres se révèlent
Et les soleils, ôtant leurs voiles,
Rayonnent jusqu’à leurs planètes ;
Le temps est mien une nouvelle fois,
Et de ses rêves les armées
Rallient ce trône indépassable
Qui repose sur le zénith.
L’ouvrage rassemble plusieurs études thématiques sur cet auteur si particulier qu’est C. A. Smith, sans la prétention de « dire » qui il fut mais bien dans la perspective d’un voyage sur les rives de l’imaginaire. Dans une postface très pertinente, Emmanuel Thibault remarque la fonction de renversement du pessimisme profond du romantisme en une utopie créatrice par le pouvoir transcendant de l’imagination. « Le couronnement du rêveur » chez C. A. Smith ne serait pas alors « une forme d’aliénation » mais bien une ouverture vers la surprise, l’immensité, l’intensité à travers une conquête de l’imaginaire. Nous pouvons alors parler, conclut-il, d’ « un romantisme libérateur ».