Pour approcher le kaléidoscope de la culture queer, la spiritualité se révèle une entrée pertinente. A travers trois longs entretiens, Emmanuel Thibault, plutôt que de construire un modèle théorique, pose un regard anthropologique sur la vie spirituelle dans la communauté queer à travers trois personnes, trois rencontres importantes.
« En tant que chercheur en anthropologie du rituel associé à plusieurs ateliers de recherches universitaires parisiens, précise Emmanuel Thibault, la manière dont on envisage la spiritualité et dont on met en œuvre les dispositifs qui lui sont consacrés m’a tout spécialement interpellé. J’ai donc voulu mieux explorer ce terrain au lieu de m’en tenir à mes propres ressentis à ce sujet. La méthode des entretiens particuliers permet également de se confronter à des idées différentes, en posant des questions parfois inattendues ou en insistant pour aller au-delà de réponses convenues. »
Le premier entretien avec Katia Fjeld, historienne de l’art porte, sur « les qualités rituelles du Safe Space. Le deuxième entretien, avec Yann Minh, artiste multimédia traite de « la queer attitude ». Le troisième entretien avec la magnétiseuse Paty aborde « les sensibilités particulières ».
« Le thème de la sexualité, rappelle Emmanuel Thibault, et, logiquement, celui des sexualités plurielles et de la fluidité de genre ont fait l’objet d’un questionnement identitaire depuis l’aube de l’humanité. Comme l’activisme LGBTQIA+ s’efforce aujourd’hui de le faire savoir, ce n’est que dans les sociétés les plus patriarcales et les plus dogmatiques qu’on a réussi à faire penser qu’il pourrait s’agir d’un « problème ». Malgré cela, il est important, à mon avis, de réfléchir sur des bases bien documentées. »
Il commence par mettre en place plusieurs repères dans un esprit incessant d’ouverture : Cosmologies, différenciation sexuelle et fluidité de genre – Quelques figures mythologiques typiques (Hâpi en Egypte, Ardanârîshvara en Inde, Erinle dans le Vaudou…) – Rites de possession, chamanisme et minorités queers.
Il remarque significativement que « Presque partout dans le monde, les cultes de possession attirent la communauté LGBTQIA+, principalement parce qu’ils présentent pour des minorités souvent malmenées, voire ouvertement persécutées, une possibilité d’être socialement mieux acceptées, en particulier lorsqu’ils se comportent comme l’autre sexe. Ils y sont tolérés, souvent protégés, et peuvent s’exprimer plus librement dans les terreiros de candomblé, par exemple, qu’en général dans leur vie. »
Certaines expressions artistiques offrent le même genre d’espace sécurisant, créatif et libérateur, comme le théâtre traditionnel japonais ou l’opéra chinois. Les chamanismes ou traditions proches qui n’entrent pas dans la catégorie sont familiers avec les entre-deux, les intervalles, la fluidité, le mouvement permanent. Ils favorisent la pluralité spirituelle et accueille aisément la pluralité des genres.
Avec Kati Fjeld, Emmanuel Thibault aborde le sujet des safe spaces, sujet d’études sociologiques mais non anthropologiques dans les pays anglophones et quasiment ignoré en France. Le safe space désigne tout « lieu destiné à améliorer la sécurité de communauté marginalisées ou opprimées ». Ces lieux sont fort divers, institutionnels ou non. Face à la violence normative, aux stéréotypes, aux préjugés, les espaces protecteurs son nécessaires. Il s’agit non seulement de protection mais pour Kati Fjeld de lieux qui « permettent de développer et cultiver un bien-être psychologique ». Le concept est en réalité particulièrement subtil et complexe, sa réalisation tout autant au point d’apparaître pour Kati Fjeld comme « une forme d’événement social ». « On n’entre pas, dit-elle, dans un safe space pour y trouver le changement ou l’évolution personnelle, mais je crois que cela se produira finalement, car on y a trouvé un lieu où il est possible d’agir d’une façon qui était jusque-là impossible. »
Avec Yann Minh, artiste anticonformiste renommé dans le monde de la cyberculture, spécialiste des métavers et des réalités augmentées, nous plongeons dans certaines originalités de la spiritualité queer qui, par nature et par contrainte, est flexible, adaptative, exploratrice de la multitude des expériences humaines.
« Dans la culture queer, il me semble qu’il existe un processus relationnel d’appréhension globale de l’autre qui se rapproche du fonctionnement intuitif. Il y a un positionnement de soi et une approche de l’autre qui est plus ouverte au départ. Il se pourrait que cette disposition ou cette attitude rende également plus apte à percevoir des processus d’ordre mystique ou métaphysique qui se développent en parallèle avec notre évolution et celle de la complexification du traitement de l’information. »
Le troisième entretien avec Patsy, transgenre et magnétiseuse, conduit le lecteur avec beaucoup de respect et d’attention dans l’expérience personnelle et originale d’un soignant. Nous prenons conscience avec Patsy du poids des normes, modèle hétérosexuel mais aussi homosexuel, dans la pratique de soin. Patsy a dû s’en affranchir et édifier une spiritualité originale nourrie de nombreux apports mais aussi une pratique de soin alternative et différenciée.
« Une vie vaut une autre vie » enseigne les traditions, cela signifie inclure toutes les différences, toutes les expressions dans une expérience de non-séparation totale. Nous constatons chaque jour la force d’exclusion plutôt que d’inclusion des systèmes religieux, traditionnels ou politiques dominants. Ce livre permet d’interroger nos sociétés et nos représentations ou croyances personnelles. Plutôt que de proposer des réponses qui seraient de fait normées, normées autrement mais normées, Emmanuel Thibault privilégie l’art de l’approfondissement, de l’exploration libre et de la rencontre, trois fondements de toute spiritualité vivante.
Rémi Boyer
source : La Lettre du Crocodile